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Alors que le IXe congrès de l'Association Mondiale de Psychanalyse venait tout juste de s'achever à Paris, congrès consacré à la question du réel en psychanalyse sous le titre « Un réel pour le XXIe siècle », un article Ŕ très illustratif d'une sorte de « réel au XXIe siècle » m'a-t-il justement semblé Ŕ attira mon attention dans le supplément du week-end du quotidien français Le Monde du 19 avril dernier.
Avant de vous dire ce qui m'a intéressée dans cet article, un mot sur ce terme de « réel » qui apparaît dans le titre du congrès que j'évoquais. C'est un concept introduit dans la psychanalyse par Jacques Lacan au cours de son enseignement, et qui est bien difficile à définir, surtout en quelques mots. Il forme, avec deux autres catégories proposées par Lacan pour tenter de lire les phénomènes qui ressortissent de la subjectivité humaine, une sorte de triptyque : le symbolique, l'imaginaire, le réel. Le symbolique concerne tout ce qui est structuré par le langage ; l'imaginaire procède, comme son nom l'indique, de l'image, et l'image est ce par quoi le sujet humain appréhende son corps dans l'expérience qu'il en fait
1 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 162.
dans le miroir. Le réel, dans l'enseignement de Lacan, n'est pas la réalité qui, elle, relève et de l'imaginaire et du symbolique. Il est ce qui échappe à toute symbolisation, ce qui ne peut ni se dire ni se calculer, ce qui ne peut faire l'objet d'aucune représentation. Il est hors sens et sans loi. Imaginaire, symbolique et réel constituent trois registres qui nous seront sans doute utiles pour tenter de nous y retrouver dans notre questionnement autour de « destin et fantasme ».
L'anatomie, c'est le destin ?
J'en reviens donc au court article de presse qui a attiré mon attention récemment. « Le 2 avril, la Haute Cour d'Australie, tribunal suprême du pays, a validé le droit de Norrie May-Welby à n'être désormais ni un homme ni une femme. »2 Né garçon en 1961 mais ne s'étant jamais senti en phase avec son sexe, Norrie May-Welby avait entrepris de changer de sexe. Un traitement hormonal et chirurgical avait abouti à son changement de sexe, reconnu ensuite au niveau de son état civil. Mais, cette opération de transsexualisme « réussie » n'apporta pas le bonheur souhaité à Norrie May-Welby dont la réflexion la conduisit à vouloir échapper à l'assignation à un genre déterminé : homme ou femme. De la désignation « homme », elle n'avait pas voulu, et était devenue « femme ». Mais devenue « femme », cela n'allait pas non plus, alors elle entreprit une nouvelle lutte pour se faire reconnaître comme « ni homme ni femme », et échapper ainsi à toute désignation sexuée. Elle vient de faire valoir son droit à ce que ses papiers d'identité ne mentionnent aucun sexe. Sans doute avez-vous remarqué qu'en vous racontant cette anecdote cependant, dans la langue donc, je dis pour parler de Norrie May-Welby, « elle ». C'est elle qui a dit cette préférence pour le « elle » plutôt que pour le « il » pour parler d'elle-même, le « it » neutre anglais servant à désigner surtout les choses. Elle précise sur ce point : « Pendant la procédure, je ne cherchais pas à révolutionner la langue anglaise, alors j'ai dû choisir l'un ou l'autre. » « Physiquement, je ne suis aujourd'hui pas plus un homme qu'une femme » affirme Norrie May-Welby, et les médecins ont confirmé cette indifférenciation sexuelle quant à son corps. Mais il semble cependant que la langue en porte encore trace…
Pourquoi vous rapporter cette histoire, bien de notre époque et dans le fil de tous les questionnements des gender studies auxquels les avancées de la science sont loin d'être étrangers ? Parce que, réfléchissant à notre thème d'aujourd'hui, destin et fantasme, la
2 Le magazine du Monde, 19 avril 2014, p. 24.première chose qui me soit venue à l'esprit est le propos de Freud que vous connaissez sans doute : « l'anatomie, c'est le destin »3.
Cette affirmation de Freud transpose un propos de Napoléon prononcé au cours d'une conversation avec Goethe lors de leur rencontre à Erfurt en 1808 : « Que nous veut-on aujourd'hui avec le destin ? Le destin, c'est la politique. »4 Et Freud, sans doute sensible à la question du destin Ŕ celui de la psychanalyse particulièrement, de subvertir la phrase en proposant de façon lapidaire : « l'anatomie, c'est le destin » !
Il s'agit donc ici du destin d'être homme ou femme que Freud, en dernier ressort, semble faire reposer sur un soubassement organique supposé « naturel ». C'est ce destin que Norrie May-Welby cherche justement à mettre en question, et même à contredire. Ayant tout d'abord espéré changer son destin par la modification de son anatomie, elle fait ensuite un pas de plus pour dénoncer l'inadéquation de toute désignation sexuée à la représenter et à rendre compte de son être. Ce faisant, elle s'attaque à l'anatomie, semblant méconnaître que « homme » ou « femme » sont avant tout des mots, des éléments du discours, des signifiants venant nommer le sujet. Comme tout signifiant, ils obéissent à une logique binaire : un signifiant ne fonctionne qu'en tant qu'articulé à un autre signifiant, c'est alors qu'il s'en distingue et vaut alors comme « unité de différence pure » disait Lacan. De même que la nuit fait valoir le jour, grand fait entendre petit, et homme, femme…
Lacan, lui, n'a pas donné raison à Freud sur ce point, contestant que ce soit l'anatomie en tant que telle qui rende compte de la distinction homme/femme et que ce soit d'elle seule que provienne la destinée, la fatalité nécessaire à laquelle l'être humain est soumis.
Que l'anatomie soit le destin, aujourd'hui moins encore qu'hier nous ne pourrions soutenir une telle affirmation, quand les progrès de la science dans ses effets sur le corps sont en train de toucher non seulement à l'aléatoire de la détermination sexuée mais aussi aux ressorts même de la vie et de la mort.
Alors, comment comprendre le curieux parcours de Norrie May-Welbie? Nous y reviendrons après avoir tenté de déplier et d'éclairer un peu les enjeux du thème qui nous intéresse : qu'appelons-nous destin ? Qu'est-ce qu'un fantasme pour la psychanalyse ? En
3 Freud S., « La disparition du complexe d'OEdipe », La vie sexuelle, PUF, p. 121.
4 Conversations de Goethe avec Eckermann, Paris, Gallimard, 1988, p. 425.
quoi l'un et l'autre se distinguent-ils… ou non ? Sont-ils l'avers et le revers de la même médaille ?
Logos et Anankè
Dans une conversation avec l'un de ses interlocuteurs à Vienne en 1926, Freud se reconnaissait deux dieux : « Logos et Anankè, l'inflexible raison et le destin nécessaire »5. Voici donc une autre porte d'entrée possible, autre que l'anatomie en tout cas, pour tenter d'attraper la question du destin, une porte d'entrée par rien moins que la référence aux dieux ! Et dieux et destin ne sont pas sans quelques affinités.
Pour la psychanalyse, le Logos est sans doute, de ces deux maîtres évoqués par Freud, le plus familier. C'est celui de la parole, du discours, du langage dont Lacan s'est particulièrement, dans les premiers temps de son enseignement, attaché à dégager les lois qui sous-tendent en effet « l'inflexible raison », cette raison qu'il avait repérée comme relevant, depuis Freud, de l'instance de la lettre dans l'inconscient6. Avant Freud, c'est la raison de la tradition philosophique qui tentait de rendre compte des grandes questions du monde. Ce Logos fait résonner le symbolique que j'évoquais rapidement tout à l'heure.
L'Anankè, qui personnifie et divinise la Nécessité et la Destinée, nous fait plonger dans la fatalité que la Grèce antique a su tant et si bien illustrer par ses mythes. La figure du destin comme implacable nécessité contre laquelle rien ne sert de se rebeller, mais qu'il convient plutôt d'assumer avec dignité, y trouve ses exemples les plus frappants. Une fois les rouages de la destinée mis en route, pas moyen de s'y soustraire.
L'exemple le plus frappant, et qui bien sûr ne nous est pas indifférent dans la psychanalyse, en est sans doute celui d'OEdipe. Celui-ci a beau fuir Corinthe pour échapper à la malédiction de l'oracle de Delphes lui ayant prédit qu'il tuerait son père et coucherait avec sa mère, il court sans le savoir vers la réalisation de son funeste destin. Celui-ci est écrit au mystère même de sa naissance.
5 Baudouin C., Y a-t-il une science de l'âme ?, Arthème Fayard, 1950, p. 50.
6 Lacan J., « L'instance de la lettre ou la raison depuis Freud » (1957), Écrits, Paris, Seuil, 1966.
Le nom même d'OEdipe s'équivaut à son destin dont la dimension dépasse la volonté du sujet qui s'en trouve en quelque sorte le jouet. Son destin lui vient d'ailleurs et d'avant son existence même. Il lui vient en l'occurrence de l'obscure décision des dieux.
Le destin comme malédiction n'est pas seulement individuel, il peut aussi frapper, si l'on pense aux Atrides, la succession des générations, distillant en l'occurrence la répétition de drames horribles dans un cycle récurrent de catastrophes et de violences.
Automaton et tuché
Alors le destin, coup du sort ou répétition incessante ?
Le destin se présente électivement comme répétition. Or, la répétition est toujours pour le psychanalyste un indice précieux. La répétition a à voir avec le ratage. Ce n'est pas la répétition des succès qui apparaît jamais comme répétition, c'est celle des échecs, de ce qui cloche, de ce qui se met en travers de la route.
Lacan, reprenant la distinction faite par Aristote dans sa Physique, distingue, pour éclairer le concept de répétition dégagé par Freud, l'automaton et la tuché. De quoi s'agit-il ? Lacan repère combien tout ce que Freud a épinglé sous le terme d'automatisme de répétition, les conduites ou les scenarii répétitifs de certains sujets, relève en fait d'une insistance qui dans son fond est celle de la chaîne signifiante. Nous retrouvons là le Logos. L'automaton se distingue de la tuché qui, elle, désigne la rencontre avec quelque chose d'inattendu, de non programmé, d'imprévu, quelque chose qui fait plutôt discontinuité dans la vie du sujet.
Reprenons l'histoire d'OEdipe par exemple, une histoire qui commence avant lui, traversée par des paroles qui se répètent : celles de l'oracle qu'avait reçues Laios, lui prédisant malheur s'il avait un fils, reprises dans celles proférées à OEdipe lui-même quand il cherche à résoudre le mystère de sa naissance. Tout le mythe est construit sur des séries de répétitions, des structures qui se répètent, telle celle du voyage7 : le voyage initial de Laios à Delphes, avant la naissance d'OEdipe, pour consulter l'oracle, puis celui, vers Delphes de nouveau, qui lui sera fatal, alors qu'OEdipe lui-même en vient, après avoir aussi consulté la Pythie. Voilà l'automaton à l'oeuvre : la reprise des mêmes segments signifiants. Mais quand OEdipe croise au lieu-dit des Trois-Chemins l'équipage de Laios, sans savoir que c'est Laios et encore moins son père, que la bagarre s'enclenche et qu'il le tue, cette rencontre fortuite sur la route,
7 Cf. Bollack J., La naissance d'OEdipe, Paris, Gallimard, 1995.
c'est la tuché, la mauvaise rencontre par excellence, qui vient à prendre la place de la fatale Nécessité.Même s'il n'y a là nulle équivalence, car ces termes appartiennent à des champs différents, automaton et tuché font résonner les deux « dieux » de Freud, Logos et Ananké : les lois du langage et l'insistance de la chaîne signifiante qui ont prise sur le sujet8, et la rencontre, aléatoire, contingente, avec un réel imprévisible, qui vient faire heurt, bon heur(t) ou mal heur(t).
Le destin comme répétition : une satisfaction au-delà du plaisirLa vie de certains sujets Ŕ pour leur malheur souvent, en tout cas pour leur plainte, est ainsi émaillée de répétitions étonnantes qui font douter du hasard de leur survenue.
La première élaboration de Freud sur ce point, à travers l'expérience des cures psychanalytiques, fut de mettre au jour que répéter était en fait une façon de se souvenir, et que les faits oubliés reparaissaient souvent sous forme d'actions, dont le sujet alors méconnaissait l'origine tant que le travail analytique n'avait pas permis de lever le refoulement dans lequel ils étaient maintenus9. La répétition s'articule donc là à l'inconscient, et le destin, comme reproduction d'un scenario identique dans la vie de quelqu'un, signerait les déterminations inconscientes qui y préside à l'insu même du sujet. Dans cette optique, « le transfert n'est lui-même qu'un fragment de répétition »10 notait Freud : « Prenons un exemple : l'analysé ne dit pas qu'il se rappelle avoir été insolent et insoumis à l'égard de l'autorité parentale, mais il se comporte de cette façon à l'égard de l'analyste. »
À partir de 1920, Freud est conduit à reprendre sa théorie de la répétition en s'interrogeant sur d'autres manifestations cliniques, particulièrement les rêves traumatiques récurrents et les symptômes des névroses de guerre; l'époque s'y prête. Les uns comme les autres mettent en scène l'insistance de ce qui a été traumatique pour le sujet, et qu'il apparaît difficile de référer au principe de plaisir régissant la vie psychique. C'est alors qu'il introduit dans son élaboration la pulsion de mort, dégageant donc un au-delà du principe de plaisir. La souffrance et le déplaisir éprouvés par le sujet peuvent tout de même ressortir à une
8 Lacan J., « Le séminaire sur "La Lettre volée" », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.11.
9 Freud S., « Remémoration, répétition, perlaboration », La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1985, p. 108-109.
10 Ibid., p. 109.
satisfaction pulsionnelle, certes inconsciente, et la répétition n'est pas seulement recherche répétée d'une satisfaction éprouvée auparavant que l'on cherche à retrouver.
Freud en vint à forger un terme pour épingler ce point, Schicksalzwang11 : compulsion de destin pourrions-nous traduire. Vous y reconnaissez le Zwang de la contrainte, et finalement nous pourrions dire que le destin se présente lui-même comme contrainte, dans la mesure où il est ce à quoi le sujet ne peut pas échapper. Ce Zwang nous permet d'apercevoir combien l'automaton peut là se rattacher à la pulsion de mort, au-delà donc du principe du plaisir, pour reprendre le titre de l'article de Freud. C'est à partir de cette expression de Schicksalzwang, apparue dans ce texte de Freud, que fut forgée celle de névrose de destinée, Schiksalneurose, qui n'est certes pas d'un grand usage aujourd'hui comme catégorie clinique, mais n'en fait pas moins entendre comment le destin d'un sujet peut en tant que tel finalement faire symptôme de sa névrose.
Le destin comme marque : entre dit et écrit
Alors, qu'est-ce que le destin ? Le destin est-il un « c'est écrit » ? Mektoub, selon l'expression arabe. Et pourtant, comme l'écrit Lacan, « Plût au ciel que les écrits restassent, comme c'est plutôt le cas des paroles. »12
Un poème de Jacques Prévert13 nous en fournit une illustration remarquable. Un homme revient dans son pays natal, cela se passe en Bretagne. « Il ne reconnaît personne, personne ne le reconnaît ». Il est triste, entre dans une crêperie pour manger, mais ne peut pas manger, allume une cigarette mais ne peut pas fumer.
« Et soudain il se met à se souvenir :
Quelqu'un lui a dit quand il était petit
"Tu finiras sur l'échafaud"
Et pendant des années
Il n'a jamais osé rien faire
Pas même traverser la rue
Pas même partir sur la mer
11 Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, PB Payot, p. 63.
12 Lacan J., « Le séminaire sur "La Lettre volée" », op. cit., p. 27.
13 Prévert J., « Le retour au pays », Paroles, OEuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 45-46.
Rien absolument rien. »
Il se souvient peu à peu que c'est son oncle, l'oncle Grésillard, qui lui avait fait cette prédiction, celui qui avait prononcé ces paroles terribles. Et alors, il décide d'aller le voir.
« Et il lui dit :
"Bonjour oncle Grésillard"
Et puis il lui tord le cou
Et il finit sur l'échafaud à Quimper. »
Ce poème est extrait d'un recueil auquel le poète a donné justement le titre de Paroles.
C'est bien de paroles dont il s'agit ici, du poids de paroles qui ont distillé leur poison tout au long de la vie du sujet. Nous suivons dans ce poème le trajet d'un sujet qui d'un « c'était dit » fait un « c'est écrit », et c'est cela qui forge son terrible destin. Le « c'est écrit » relève ici de l'après-coup. C'est le sujet qui, de ce dit, a fait un destin. Ce dit a orienté sa vie, et l'on trouve dans le petit extrait que je vous ai lu, quelque chose qui n'est pas loin d'avoir la même structure que le mythe d'Oedipe. Pendant des années, du fait de ce « Tu finiras sur l'échafaud », il n'a rien osé faire de sa vie, pour tenter d'échapper à la sombre prédiction, comme OEdipe a tenté de fuir celle qui pesait sur son sort. Et c'est quand il tente de se rebeller contre son sort qu'il se voue en fait à l'accomplir. Je pense que vous repérez combien la pulsion de mort, que nous évoquions tout à l'heure, se trouve ici à l'oeuvre, à partir de la détermination d'un automatisme de répétition : l'oncle Grésillard lui a dit que…. Mais c'est la pulsion de mort qui lui a fait réaliser. Le destin, ce n'est pas seulement la fin sur l'échafaud de ce malheureux mais tout aussi bien sa vie empêchée par les paroles qui ont pour lui fait signe de la mauvaise intention de l'Autre, qui ont figuré le désir méchant de l'Autre à son égard.
L'oncle Grésillard, c'est la version moderne de l'oracle de Delphes. Là où l'on avait la Pythie, aux paroles souvent cryptées, pour transmettre le message des dieux, on trouve l'oncle, le proche, le familier donc Ŕ tout à fait au sens du « famillionnaire » de Freud Ŕ celui qui fait partie de la famille, presque le père, qui se prend pour l'oracle !
Le destin affecte le sujet comme ce qui lui vient de la figure de l'Autre, dieu, père ou maître.
Le destin, c'est donc là l'un des noms du désir de l'Autre. C'est une marque. La marque est un trait, et donc relève d'une écriture. C'est par l'encoche sur un tronc d'arbre que les humains ont commencé à compter les bêtes du troupeau. L'écriture nécessite le un qui permet ensuite de dénombrer. L'écriture s'enracine dans le chiffrage.
La psychanalyse comme expérience de déchiffrage, d'interprétation de ce qui est inconscient, refoulé, insu du sujet, suppose qu'il y ait d'abord eu cette première expérience de chiffrage. On ne peut lire que ce qui a été écrit. Cet écrit, cette marque, est marque laissée sur le corps de tout sujet par le signifiant, par les mots qui sont venus marquer pour chacun les circonstances de sa venue au monde.
Au destin finalement, nul n'échappe, il est une des dimensions de la vie qu'il conviendrait bien ici d'écrire comme Lacan le propose parfois, dans un de ces jeux d'équivoque propres à nous faire entendre les résonances de la langue : une dit-mension, une mention du dit , mais aussi, le dit comme maison Ŕ Lacan évoque dans un de ses séminaires « la résidence du dit »14 Ŕ illustrant que l'homme habite le langage.
Car le destin est un fait de langage. Il est la figure de l'Autre, certes trésor des signifiants, mais surtout lieu où reposent les quelques signifiants majeurs ayant marqués le sujet dans sa venue au monde. Ce sont ces signifiants-là qui à la fois feront trauma pour le sujet, et éventuellement destin selon la réponse fantasmatique qu'il construira pour répondre au traumatisme premier. Nous voilà donc au point de la connexion entre destin et fantasme.
Fantasmes et rêves
Ce point interroge en fait une énigme, celle du désir de tout sujet, ce désir qui « se présente comme le tourment de l'homme »15, comme le souligne Lacan. Le destin, nous l'avons vu, met en avant combien la destinée humaine est effet du désir de l'Autre. Le fantasme, lui, nous conduit aussi sur la voie du désir, mais plus précisément sur celle qui permet au sujet de le soutenir.
14 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 88. : « … une dimension de vérité, une dit-mension, la résidence du dit, de ce dit dont le savoir pose l'Autre comme lieu. »
15 Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Seuil, 2013, p. 425
Si le destin se dit au singulier, du fantasme en revanche nous avons souvent une appréhension par le pluriel : les fantasmes. Ce sont des scenarii imaginaires, des histoires que le sujet se raconte, qu'il le sache ou non. Des rêveries diurnes aux fantasmes inconscients, toute une palette peut s'en déployer.
Pourquoi coupler ces deux termes, destin et fantasme ? Le destin apparaît comme ce qui est advenu, un scenario « réalisé », il comporte une dimension d'après-coup, il se lit rétroactivement. Le fantasme, lui, est plutôt un scenario « en puissance ».
Dans ses fantaisies, le sujet peut certes se rêver un destin à son goût : être ceci, être cela, être comme ci, être comme ça, etc., c'est-à-dire autre qu'il n'est ou se pense être. Nous sommes là sur le terrain des fictions qui ne sont certes pas à négliger, d'autant que Lacan nous a appris que « la vérité a structure de fiction ». Rêves et fantasmes peuvent sembler s'apparenter en ce qu'ils font chacun valoir une autre réalité que celle de la conscience. Le rêve, voie royale d'accès à l'inconscient pour Freud se déroule sur « une autre scène », et permet au sujet de se frayer un chemin vers la satisfaction de ses désirs inconscients. Les fantasmes semblent eux aussi destinés à obtenir un gain de plaisir. Mais rêves et fantasmes n'ont cependant pas du tout le même statut. Un rêve se raconte éventuellement, redoublant là sa valeur de message. Les fantasmes s'accommodent bien en revanche du silence, et s'ils sont dits, en analyse par exemple, c'est plutôt, non sans difficulté en général, sur le mode de l'aveu. Mais ces fantasmes plus ou moins conscients, ces fantasmes au pluriel, ne sont pas exactement ce qu'on appelle, en psychanalyse, le fantasme, au singulier, et même le « fantasme fondamental », pour reprendre une expression de Lacan. C'est celui-ci qu'il nous intéresse de mettre en regard du destin, car, insu du sujet, il occupe cependant une fonction et produit des effets donnant une forme particulière au chemin d'une vie.
Le fantasme, réponse et programme
À l'envers du destin, le fantasme, lui, apparaît plutôt comme venant du sujet lui-même. Il est à la fois une réponse et, d'une certaine façon, un programme. Lacan, dans son enseignement, s'est attaché à en dégager la logique, à partir de sa fonction. Cela lui permet d'en écrire la formule qui indique, de façon minimale, ce qu'est en fait un fantasme. Il s'agit de la mise en relation de deux termes hétérogènes : un sujet et un objet. Mais attention, ce n'est pas le sujet au sens de l'individu, mais le sujet en tant que parlant et parlé, le sujet
déterminé par le signifiant, référé à l'ordre symbolique donc, le sujet de l'inconscient comme discours insu. L'objet quant à lui se conçoit dans un premier temps à partir de l'imaginaire, c'est-à-dire comme un objet du corps, prélevé sur le corps.
Pour tenter d'éclairer cela, repartons du début, du début de la vie, même si ce n'est pas tant une histoire de chronologie, en tout cas au sens du développement, que de logique. Avant même sa venue au monde, avant même d'être lui-même en capacité de parler, le petit d'homme est parlé. Une place lui est tissée dans le discours de l'Autre. Cette prise du sujet dans le langage n'est pas sans conséquences. Les paroles de l'oncle Grésillard ont par exemple pris valeur traumatique. Mais, si le poète y va fort dans cette saynète Ŕ jusqu'à l'échafaud, ne nous méprenons pas, nous avons tous notre « oncle Grésillard », quand bien même les paroles susceptibles de nous avoir marquées auront été des plus anodines a priori quant à leur contenu ! Car, pour chacun, c'est de l'instauration d'une dialectique qu'il s'agit, entre l'Autre premier, susceptible de satisfaire les besoins du petit d'homme, et qui par sa réponse les détachent de leur seule face de besoins pour en faire des demandes, et le sujet en train de se constituer dans son rapport premier avec cet Autre, avec ce qu'il suppose de son désir. C'est face à cet Autre, dont le sujet se demande ce qu'il veut, qu'il a à se faire reconnaître, à s'instituer lui aussi comme sujet dans le langage.
Pour cela, il paye d'une part d'être, une part perdue, ce qu'en psychanalyse on appelle l'objet, et que Lacan a précisé sous le nom d'objet a. Le fantasme est à la fois ce qui isole le sujet de l'Autre et en même temps ce qui l'y accroche aussi bien (« le fantasme a un pied dans l'Autre ») et, de ce fait, va pour une part gouverner son mode de rapport aux autres.
Le fantasme apparaît donc comme une première réponse du sujet à ce qui a fait traumatisme pour lui. Là où il lui est impossible de se situer et de se nommer, là où il disparaît devant l'Autre, son recours est de venir loger son être dans la part la plus réelle de lui-même, la livre de chair à jamais perdue qui va seule rester comme part manquante prélevée sur le corps lui permettant de soutenir son désir.
Mais cette réponse du sujet devient aussi un programme, et c'est là que le fantasme rejoint le destin. Le programme du fantasme, qui est en fait un programme de jouissance, peut devenir le programme de vie d'un sujet, puisqu'il donne cadre à la réalité même. Tel, sans même le savoir, passe sa vie à « se faire bouffer » par tout le monde, famille, partenaires
amoureux, amis, collègues …. Le scenario se répète. Tel autre ne s'assure jamais de rien s'il n'a pas été vu et ne se rend pas compte des efforts et des stratégies qu'il déploie pour y parvenir. Tel encore se croit toujours réduit au silence sans avoir repéré la jouissance qu'il prend à se taire, etc… Vous l'entendez, le corps est en jeu : bouffer, voir, taire, jeter, chier,…
Et c'est là que nous pouvons revenir à la question autour de « l'anatomie, c'est le destin ». Dans son Séminaire sur l'angoisse, Lacan explique à la fois pourquoi il s'est élevé contre cette formule de Freud et comment, pourtant, elle comporte quelque chose de vrai. Pour saisir ce point, il convient d'entendre le terme d'anatomie dans son sens étymologique : ana-tomie, ce qui est coupé. Je le cite : « Freud nous dit Ŕ L'anatomie, c'est le destin. Vous le savez, j'ai pu m'élever à certains moments contre cette formule pour ce qu'elle peut avoir d'incomplet. Elle devient vraie si nous donnons au terme d'anatomie son sens strict, et, si je puis dire, étymologique, qui met en valeur ana-tomie, la fonction de la coupure. Tout ce que nous connaissons de l'anatomie est lié en effet à la dissection. Le destin, c'est-à-dire le rapport de l'homme à cette fonction qui s'appelle le désir, ne prend toute son animation que pour autant qu'est concevable le morcellement du corps propre, cette coupure qui est le lieu des moments élus de son fonctionnement. »16
Alors, notre sujet, personne ne veut sans doute ni le manger, ni le jeter, ni le réduire au silence, ni le tuer, ou qu'est-ce encore. Mais il a, dans son fantasme, trouvé à se situer ainsi dans son rapport à l'Autre, par la médiation d'un objet qui n'est en son fond qu'une part d'être toujours manquante. Cet objet se trouve caché dans le fantasme.
Peut-être pouvons-nous revenir maintenant sur le parcours de Norrie May-Welby. Il relève d'une réponse singulière du sujet à la question de la différence sexuelle. Celle-ci comporte bien en effet un réel, un trou dans le savoir qui permettrait de dire ce qu'est un homme et ce qu'est une femme. Mais ce réel n'est pas un réel anatomique.
J'ai mis en exergue de ce texte une phrase de Lacan : « Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons notre destin, car c'est nous qui le tressons comme tel. Nous en faisons notre destin, parce que nous parlons. » Cette magnifique phrase de Lacan fait résonner de nouveau pour nous tuché, automaton, logos et anankè : ce sont les hasards Ŕ tuché Ŕ dont nous faisons notre destin Ŕ anankè ; c'est nous qui le tressons Ŕ automaton Ŕ parce que nous parlons Ŕ logos.
16 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L'angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 272-273.
y-Welby est un parlêtre, elle parle et a été parlée. De quels hasards a-t-elle fait destin ? Nous n'en savons certes rien. Elle a en vain cherché à trouver une adéquation entre son être et son sexe anatomique. Butant sur un impossible, car ce discord n'est pas résorbable, elle a tenté d'effacer toute désignation sexuée aussi bien de son corps que de son état civil, mais elle n'en reste pas moins aux prises avec les traces de la langue.
C'est d'une certaine façon ce sur quoi a buté ce sujet : elle avait pensé dans un premier temps que le changement de sexe viendrait donner réponse à son malaise. Elle avait pensé qu'elle pourrait parvenir à une adéquation entre son anatomie et son être. Mais, le changement anatomique n'a pas suffi à résorber le problème. D'où la recherche d'une « troisième voie » : un « ni l'un ni l'autre », « ni homme ni femme », pour tenter d'échapper à la logique binaire du signifiant, faire changer les données mêmes du problème.
Mé phûnai
Revenons pour finir à OEdipe, qui occupe dans l'histoire de la culture et dans celle de la psychanalyse une place éminente et particulière, au-delà dudit complexe qui porte son nom. Et portons notre attention sur OEdipe à Colone plutôt que sur OEdipe roi, la seconde pièce de Sophocle sur OEdipe. La tragédie s'est accomplie, le destin d'OEdipe s'est réalisé. Aveugle, banni de la cité, il erre sur les routes. La fin du chemin s'approche. Résonne alors son mé phûnai : puissé-je ne pas être né, point sur lequel tout destin achoppe, au-delà du fantasme, expression de la pure douleur d'exister.
Ce qui, comme le soleil, ne se peut regarder en face, c'est la mort, que le fantasme voile, mais qui constitue au bout du parcours le seul destin de tout un chacun.
Peut-être me trouvez-vous bien sombre de terminer ainsi mon propos ! Il n'en est rien.Dans l'expérience analytique, parcourir son histoire ne suppose pas de s'en faire un destin, mais bien plutôt de rendre ses droits au hasard quand les coordonnées de la matrice de répétition de jouissance qu'est le fantasme ont été dégagées. C'est un autre usage du destin qui s'ouvre alors : le savoir faire de chacun avec la singularité de ce qui le constitue, la singularité comme destin. Et cela, c'est un gai savoir.
« This is who I am »
Un mot pour finir sur l'affiche choisie avec beaucoup de goût et de pertinence par les organisateurs de notre rencontre. C'est aussi l'occasion de les en remercier. Il s'agit d'une installation de Robert Kinmont, intitulée 127 Willow forks (This is who I am). Elle est très belle, sobre et élégante. Son titre indique sa visée, présenter ce que nous sommes, this is who I am. C'est tout de même assez mystérieux… Il n'empêche, cette oeuvre arrive à conjoindre quelque chose du un et du multiple, du même et du toujours différent. Elle transforme le « qui je suis » en une écriture. Cela m'a fait penser à l'opération réitérée de l'encoche faite par les premiers hommes sur un tronc d'arbre pour compter les bêtes du troupeau, premier trait inscrit, en creux. Là, en tout cas, l'installation relève plutôt du haut que du bas relief. Les petits bouts de bois, de saule, sont accrochés sur le mur et s'alignent tels des lettres au tableau. On imagine qu'on peut plonger la main dans la boîte, prendre de ces willow forks et les ajouter… C'est un peu comme l'écriture d'une phrase, dans un alphabet inconnu. Et c'est à la fois toujours et jamais la même lettre. Ce n'est pas non plus un simple bâton droit, c'est une fourche, un Y, trois branches, ou alors une branche qui se sépare en deux… Baguette de sourcier peut-être ? On peut bien sûr aussi penser aux fragments d'ADN : mais beaucoup de Y et pas de X à l'horizon ici ! Je ne sais pas ce qu'en dirait Norrie May-Welby ! En tout cas, il y a un reste dans la boîte.
Si j'ai eu envie de me dire qu'il s'agissait de lettres pour écrire une lettre, sans doute est-ce parce que j'ai pensé à cette assertion de Lacan selon laquelle « une lettre arrive toujours à destination », ce qu'il démontre par son analyse du conte d'Edgar Poe « La lettre volée ». Et destin et destination, si l'on fait confiance à la langue, c'est en fait le même mot.
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